10 questions sur l'arrêt Verein Klimaseniorinnen Schweiz de la CEDH du 9 April 2024
- Séphora Kermabon
- 17 avr. 2024
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 15 juil. 2024
La CEDH établit un lien entre le respect des droits humains et les conséquences du changement climatique.

Par cet arrêt, le lien entre le respect des droits humains et les conséquences du changement climatique a été établi juridiquement par la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après CEDH). Voici 10 questions pour comprendre en quoi cela est essentiel pour les futurs contentieux climatiques.
1. Qui étaient les requérantes ?
La requête a été introduite en 2020 par quatre femmes suisses âgées de plus de 80 ans. Mais également par une association de droit suisse nommée Verein Klimaseniorinnen Schweiz, qui a pour objectif de promouvoir et de mettre en œuvre des mesures effectives de protection du climat pour le compte de ses membres, soit plus de 2 000 femmes âgées.
2. À l’encontre de qui ont-elles introduit une requête ?
Les requérantes ont introduit leur requête à l’encontre de l’État suisse. Les requêtes devant la CEDH peuvent être formées exclusivement contre des États, qui ont ratifié la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après Convention). À l’inverse, la CEDH n’est pas compétente pour connaître des affaires (i) opposant des particuliers ou des entités privées entre eux, (ii) ni pour remettre en cause les décisions des tribunaux nationaux.
3. Que demandaient les requérantes à la CEDH ?
Les requérantes avançaient que la Suisse n’agissait pas suffisamment pour atténuer les conséquences du changement climatique (notamment les vagues de chaleur) impactant négativement leur santé et leurs conditions de vie en tant que femmes âgées, sur la base de leurs droits et libertés garantis par la Convention. La CEDH examine uniquement les allégations de violations des droits humains telles qu'énoncées dans la Convention et ses protocoles par les États parties. Les requérantes et l’association estimaient que la Suisse ne respectait pas :
Article 2 – Droit à la vie : Les requérantes affirment que la Suisse n'a pas pris les mesures nécessaires pour réduire les émissions afin de respecter la limite de 1,5°C de réchauffement, exposant ainsi leur vie à un risque sérieux en raison de l'élévation des températures. Elles soutiennent que même en l'absence d'un risque imminent, l'obligation de l'État de protéger la vie s'applique dès lors qu'il existe un risque connu et grave pour la vie, et invoquent le principe de précaution pour justifier cette approche.
Article 8 - Protection de la vie privée et familiale, y compris de leur domicile : Les requérantes avançaient que les autorités suisses, en dépit des obligations que leur impose la Convention, ne prenaient pas de mesures suffisantes pour atténuer les effets du changement climatique, et n’avaient pas adopté une législation appropriée, accompagnée de mesures adéquates et suffisantes pour atteindre les objectifs en matière de lutte contre le changement climatique, comme le prévoyaient leurs engagements internationaux.
Article 6§1 – Accès adéquat à la justice et à un recours effectif : Elles dénonçaient l’absence d’accès adéquat à la justice et à un recours effectif en droit interne face aux actions insuffisantes de l'État contre les effets du changement climatique.
Article 13 – Droit à un recours effectif : Elles n’ont pas disposé d’un recours interne effectif pour leurs griefs tirés des articles 2 et 8 de la Convention.
4. La Cour est-elle compétente pour juger les conséquences du changement climatique ?
Oui, sous certaines conditions. La Cour estime qu'elle ne peut intervenir sur le changement climatique qu'à l'intérieur des limites de ses compétences, qui sont de veiller au respect des engagements des États membres dans le cadre de la Convention. Néanmoins, la Cour estime que les défaillances des États dans la lutte contre le changement climatique aggravent les risques pour les droits humains, risques attestés par des preuves scientifiques. Elle reconnaît l'existence d'un changement climatique d’origine anthropique et lie cette menace sérieuse et les droits humains protégés par la Convention. Elle note également que les mesures actuelles ne sont pas suffisantes pour limiter le réchauffement à 1,5 °C et que les conséquences des inactions d'aujourd'hui pourraient gravement affecter les générations futures.
5. Comment la Cour a-t-elle statué sur la qualité des requérantes individuelles et de l’association ?
Pour qu’une requête soit déclarée recevable par la Cour, les requérantes devaient remplir les critères relatifs à la qualité de victime (Art. 34 de la Convention). Un seuil élevé a été retenu pour prétendre à cette qualité de victime pour les affaires liées au changement climatique. Les requérantes individuelles doivent :
Démontrer qu’elles sont personnellement et directement touchées par les actions ou inactions des pouvoirs publics ;
Satisfaire à des critères exigeants tels qu’une exposition intense aux effets néfastes du changement climatique et un besoin impérieux de protection individuelle.
Or, la CEDH a estimé que les quatre requérantes individuelles ne remplissaient pas ces critères. En conséquence, elle a déclaré leurs griefs irrecevables.
Néanmoins, et c’est là une grande avancée, la CEDH a considéré que l’association Verein Klimasoniorinnen Schweiz était habilitée à agir en justice face aux menaces liées au changement climatique en Suisse, pour le compte des personnes physiques impactées.
La Cour a reconnu la nécessité de permettre aux associations d'agir en justice dans le domaine du changement climatique, en raison de sa nature préoccupante pour l'humanité et de la nécessité de favoriser la répartition intergénérationnelle de l'effort. C’est un point important car la CEDH n’admettait jusque-là pas le recours d’intérêt public.
6. Qu’elles sont les violations reconnues par la CEDH ?
La CEDH a jugé que l’article 8 trouve à s’appliquer dans le cadre du grief de l’association. Dès lors :
Article 2 – Droit à la vie : La CEDH estime qu’il n’y a pas lieu de statuer sur l’article 2 bien qu’elle relève que les principes qui ont été développés sous l’angle de l’article 2 sont très largement similaires à ceux énoncés sur le terrain de l’article 8.
Article 8 - Protection de la vie privée et familiale, y compris de leur domicile : La CEDH a jugé que la Suisse n'avait pas rempli ses obligations positives en matière de protection contre le changement climatique, en vertu de l'article 8 de la Convention, et consacre un droit à la protection effective contre les effets néfastes du changement climatique sur la vie, la santé et le bien-être des individus. Les États ont l'obligation de mettre en place des réglementations et des mesures concrètes pour atténuer ces effets, en accord avec leurs engagements internationaux et les informations scientifiques fournies par des organisations telles que le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC). La Cour a relevé des lacunes graves dans la mise en place de réglementations internes en Suisse, notamment l'absence de quantification des limites nationales des émissions de gaz à effet de serre et l'échec à atteindre les objectifs de réduction des émissions.
Article 6 - Accès adéquat à la justice et à un recours effectif : La CEDH a jugé que l'article 6 § 1 de la Convention s'appliquait au grief de l’association requérante concernant la mise en œuvre effective des mesures d’atténuation prévues par le droit en vigueur, soulignant l’importance de l’action collective face au changement climatique. Elle a conclu que le rejet de l’action intentée par l’association constitue une atteinte au droit d’accès à un tribunal, car les juridictions internes n’ont pas suffisamment pris en compte les données scientifiques sur le changement climatique et n’ont pas sérieusement examiné les griefs de l’association.
7. Concrètement, que devra faire la Suisse à la suite de cet arrêt ?
Dans certaines affaires, la Cour a jugé utile d’indiquer le type de mesures, individuelles et/ou générales, que l’État concerné pourrait prendre pour mettre fin au problème.
Ici, ce n’est pas le cas, compte tenu de la complexité et de la nature de l’affaire. La CEDH a estimé que la Suisse, reconnue responsable d'une violation de la Convention, doit, sous le contrôle du Comité des ministres, prendre des mesures générales et/ou individuelles pour mettre fin à la violation constatée par la Cour.
8. Grande chambre, grande importance ?
Cet arrêt pose un précédent de grande importance pour les contentieux liant respect des droits humains et effets du changement climatique. Les signaux de son rôle de premier plan étaient nombreux :
La chambre avait décidé de réserver à cette requête un traitement prioritaire, sur la base de l’article 41 du règlement de la CEDH.
La chambre initialement saisie s’est dessaisie au profit de la Grande Chambre (ce n’était plus 3 juges mais l’intégralité des 33 juges qui jugeaient de cette affaire).
Cette affaire était attribuée à la même formation que deux autres affaires climatiques rendues le 9 avril 2024, Carême c. France (requête n°7189/21) et Duarte Agostinho et autres c. Portugal et 32 autres (requête n°39371/20).
Cette décision de la CEDH marque une avancée significative dans la reconnaissance du rôle des associations dans la lutte contre le changement climatique, tout en soulignant la nécessité d'un seuil élevé pour accorder la qualité de victime dans les affaires de cette nature.
9. Quelles sont les conséquences pour les futurs contentieux ?
La CEDH ouvre la porte aux contentieux liant enjeux climatiques et respect des droits humains sur la base de sa Convention. D’ailleurs, la Cour note d’emblée que la question du changement climatique est l’une des plus préoccupantes de notre époque.
La Cour estime qu’elle doit « aussi tenir compte du fait que l’insuffisance de l’action passée de l’État pour lutter contre le changement climatique, insuffisance largement reconnue, se traduit à l’échelle mondiale par une aggravation des risques de conséquences négatives et des menaces – déjà reconnues par les États du monde entier – qui en découlent pour la jouissance des droits de l’homme ».
Désormais, la CEDH reconnaît un lien de causalité entre changement climatique et droits humains, en faisant du changement climatique anthropique une grave menace pour les droits de l’homme garantis par la Convention.
La Cour note aussi la spécificité de la question climatique, « polycentrique et globale » :
Pour laquelle la « répartition intergénérationnelle de l’effort revêt une importance particulière, tant pour les différentes générations de personnes vivant actuellement que pour les générations futures ».
Pour laquelle il « ne serait ni satisfaisant ni opportun de transposer directement au domaine du changement climatique la jurisprudence existante en matière d’environnement ». En effet, le contentieux environnemental est généralement localisé, tandis que les causes et les conséquences du changement climatique sont globales (avec en premier lieu la hausse des GES).
Une véritable expertise liée au changement climatique et aux droits humains sera nécessaire pour adresser les contentieux à venir.
10. Comment initier une affaire climatique devant la CEDH ?
Un des critères essentiels est d’avoir « épuiser tous les recours internes dans l’État membre concerné » par la requête. Autrement dit, comme les requérantes en l’espèce, il faut débuter sa requête devant les tribunaux de son État, avec notamment un avocat qualifié dans son État. Ce n’est qu’une fois que le plus haut échelon d’un État a statué sur la requête, qu’il est possible de saisir la CEDH. S’il s’agit d’un temps de justice long, cela permet de réelles avancées procédurales et de fond qui nourrissent ensuite les contentieux climatiques dans chaque État de la Convention.
Sources :